Situation carcérale en Haïti : Négation des droits humains et révulsion
Monsieur Joseph Jouthe
Premier Ministre de la République d’Haïti
En ses bureaux.
Lettre ouverte
Monsieur le Premier Ministre,
Le Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH) a visité, du 21 août au 5 septembre 2020, quatre prisons de cinq départements du pays : le pénitencier national (Ouest) ; la prison de Mirebalais (Centre) ; la prison de Mirogôane (Nippes) ; la prison des Cayes pour le Sud, la Grande-Anse et les Nippes ( Aquin, les Cayes, les Côteaux et les dossiers d’appels pour la Grande-Anse et les Nippes), en préparation de son rapport sur l’application par l’État haïtien du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)[1]qui sera soumis à la 130ème session du Comité des droits de l’homme des Nations unies[2].
Le CARDH s’empresse d’attirer votre attention sur l’état révoltant des détenus et prisonniers, négation des droits humains et de la dignité humaine, au-delà des graves crises socio-politiques et institutionnelles que connaît le pays actuellement. La présente lettre tient à attirer votre attention particulière sur : les conditions sanitaires ; les cas de tortures ; la situation des femmes et des enfants ; la surpopulation carcérale.
I. Situation sanitaire. Les conditions sanitaires des détenus sont les premiers indicateurs de ce drame humain. Reçue généralement deux fois par jour, aux heures irrégulières, leur nourriture ne contient pas de vitamines nécessaires aux organismes humains. Parfois, les produits sont avariés et ont des mites. Au pénitencier national, le dispensaire, reparti en dispensaire I (les tuberculeux), dispensaire II (fièvre et autres) et dispensaire III (personnes atteintes de la Covid-19), n’a pas la capacité (matériels, médicaments…) de desservir les malades. Dans l’incapacité de se tenir debout, des personnes âgées sont à même le sol, d’autres, maigres et sous-alimentés, crépissent dans leur cellule.
À la prison de Miragoâne, des détenus testés positifs à la Covid-19 n’ont pas de médicaments et partagent la même cellule que les autres. De plus, la choquante constatation que les détenus sont obligés de faire leurs besoins physiologiques dans leur cellule, parce qu’ils ne peuvent pas en sortir, illustre explicitement l’inhumanité des conditions de détention.
II. Situation des femmes, particulièrement dans le département des Nippes. Dans ce centre, les femmes sont quasiment nues, en raison de la chaleur et du manque de vêtements. En outre, elles n’ont pas de matériels sanitaires. L’odeur dégagée suffit pour comprendre à quel point elles sont déshumanisées. Certaines d’entre-elles, lors de la visite des enquêteurs, ont caché leur corps face au mur, d’autres sont restées à même le sol.
III. Tortures. Dans des centres carcéraux, on pratique la torture physique et le châtiment corporel : bastonnade (bâton PR 24, Bois 2/4, fils électriques…), blessures… Nous avons pu constater au pénitencier national, par exemple, des détenus dans un petit cachot où ils peuvent seulement rester debout pendant des jours, d’autres dans un même espace avec des bras, jambes et omoplates blessés, enflés, fracturés…
VI. Situation des enfants. À la prison des Cayes, un grand nombre d’enfants en détention prolongée, sont entassés dans des cellules sans conditions de réinsertion. Ayant commis des larcins, certains d’entre eux y sont depuis des années.
V. Surpopulation carcérale et détention prolongée. On comptait : 3.531 détenus et condamnés au pénitencier national ; 390 à la prison de Mirebalais ; 760 à la prison des Cayes ; 40 à la prison des Nippes. 4.721 au total pour les prisons visitées. Ils sont entassés comme des sardines. Au pénitencier national, beaucoup de détenus n’ont jamais comparu devant un juge, d’autres ont leur dossier au cabinet d’instruction et ne sont pas renvoyés par devant le tribunal compétent en vue de décider de leur sort.
À la prison de Miragoâne, c’est encore plus grave. Après le tremblement de terre, le bâtiment a été gravement endommagé et ne correspond plus à une infrastructure de prison (six cellules). Deux situations particulières sont à noter. Les détenus sont entassés dans des petites cellules, apparentées à des cachots, pendant toute la détention : pas de recréation ! En outre, la prison est gérée par la police administrative qui, par conséquent, n’a pas la formation appropriée. A noter que les policiers n’ont pas de dortoir.
Monsieur le Premier Ministre,
Cette réalité inacceptable, révolte la conscience humaine et inquiète le staff du Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH). Les Haïtiens ont droit à la dignité humaine et à la jouissance de l’égalité, postulés par les instruments de droits humains internationaux et régionaux, auxquels l’État haïtien est partie, et la Constitution haïtienne. Comme précisé d’entrée de jeu dans cette lettre qui vous est adressée, en prélude à l’ouverture de l’année judicaire, le 5 octobre prochain, il faudra une intervention urgente, sérieuse et responsable en vue de pallier cet état de choses.
Ainsi, le CARDH recommande :
- la formation sommaire d’un Task Force, formé de plusieurs comités (État/Barreaux/Organisation de droits humains) pour évaluer la situation des détenus et prisonniers dans les dix départements du pays et, particulièrement, enquêter sur certains cas ;
- l’élaboration des critères juridiques, moraux et éthiques capables de contribuer à la réalisation de procès rapides dans les tribunaux, les centres de détention, les commissariats,… afin de voler au secours de ces ayant-droits, dont certains auraient déjà perdu la vie depuis ces travaux d’enquêtes du CARDH.
Port-au-Prince, le 29 septembre 2020
Maître Gédéon Jean
Directeur exécutif
[1] Entré en vigueur le 23 mars 1976, le PIDCP fut ratifié par Haïti le 6 février 1991.
[2] Ce rapport sera réalisé conjointement avec le Réseau international des droits humains (RIDH)